mardi 16 février 2010

Une fleur sous un ciel de neige


Texte de remerciements

AI Xiaoming

[Mme AI Xiaoming est lauréate du prix Simone de Beauvoir 2010. Empêchée de se rendre à Paris, Mme AI a fait parvenir ce texte, lu en son nom le lundi 11 janvier 2010]

Un soir, à la fin du mois de décembre, un appel téléphonique m’apprit que j’étais lauréate du Prix Simone de Beauvoir. Cette année, les deux lauréates sont chinoises : Mme Guo Jianmei, juriste à Pékin, et moi-même.

Lorsque je recevais cet appel, j’étais dans la salle d’attente d’une gare. J’étais trop légèrement habillée et je frissonnais. J’étais au milieu d’une foule de voyageurs encombrés de bagages. Les trains étaient retardés par un front froid venu du Nord.

Comment croire à une pareille nouvelle ?

J’ai ensuite envoyé des messages à ma famille et à mes amis. J’ai aussi informé mon université. Certains m’ont fait part de leurs chaleureuses félicitations. D’autres ont éclaté de joie. D’autres encore ne comprenaient pas. J’ai dû leur expliquer qui était Simone de Beauvoir, que son combat pour les droits des femmes ne se limitait pas à l’Europe, et ne s’arrêtait pas aujourd’hui, cent ans plus tard.

Qu’un prix d’une telle importance me soit attribué provoque chez moi un sentiment étrange. Je suis un peu gênée pour en parler. Ces dernières années, je n’ai pas eu une compréhension claire de ma propre situation. Parce que je réalise des films, mes amis avocats et moi-même avons été confrontés à la violence de la criminalité organisée, mais aussi à celle de la police officielle et de ses services spécialisés. Certains me disent : le jour où le filet se resserrera, il sera toujours temps d’aviser (je ne peux alors pas m’empêcher de penser à une scène d’un roman de Gabriel Garcia Marquez : un couteau à la main, un chef de clan cuisine une personne gênante en un plat de poisson aux légumes marinés ; ce mets, décoré de coriandre, est ensuite servi à un banquet officiel).

De ce point de vue, l’attribution de ce prix m’est très précieuse. En plein hiver, au coeur de la saison la plus froide, voilà qu’une fleur tombe du ciel. C’est un honneur comme on ne m’en avait pas fait depuis bien longtemps. Cette considération venue de loin est comme une bénédiction. Comme si la lumière des idéaux de Simone de Beauvoir soudain m’éclairait. Ma famille, mes amis, moi-même, nous savons que, malgré la paranoïa de tous les chefs de clan, l’indifférence généralisée, la prudence et l’isolement, nombreux sont ceux qui sont attentifs à notre action et nous soutiennent. Nombreux sont ceux qui partagent avec nous l’amour de la liberté, la liberté du poisson qui nage comme il l’entend, et l’amour de la dignité humaine, aussi immense que la mer agitée par les vagues.

À l’automne 2008, je suis venue en France pour participer à Paris au festival Shadows du cinéma chinois indépendant. Je marchais dans les rues de Paris avec un ami et celui-ci m’a emmené dans un café. Nous avons bu du rhum. À l’entrée garnie de feuillages et de fleurs, deux jeunes fillessouriantes, originaires du Moyen-Orient, nous ont laissés prendre des photos en guise de souvenir. C’est un de ces cafés qui jalonnent les charmants coins de rue de Paris. Mon ami m’apprit que c’était dans ce café, les Deux Magots, que Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre venaient discuter et écrire.

La remise du prix a lieu aux Deux Magots. Malheureusement, la police m’a empêchée de renouveler mon passeport et je ne peux pas être aujourd’hui présente parmi vous. Je me suis battu de toutes mes forces, mais ce fut en vain, et j’ai dû abandonner tout espoir d’être présente. Au même moment, dans notre merveilleux pays, surviennent tant d’événements majeurs. Un écrivain est mis en cause pour six articles qu’il a signés et est condamné à passer 4021 jours en prison ; alors que Shéhérazade n’a besoin que de 1001 nuits de contes pour échapper à son despote. Ailleurs en Chine, une femme chef d’entreprise, dont la maison était menacée de démolition, pour empêcher que sa famille ne soit battue par les voyous que recrutent les promoteurs, s’est immolée par le feu. Le premier jour de cette année, ma collaboratrice pour la réalisation des documentaires a été à nouveau arrêtée par la police. J’avais tellement envie de rédiger tranquillement ce discours de remerciements, mais j’ai été sans cesse interrompue par ces nouvelles. Devant l’avalanche d’événements imprévus, alors que le monde est partout en crise, je ne suis qu’un acteur très modeste.

Permettez-moi d’exprimer ma gratitude à tous les membres du comité de ce prix et en particulier à sa présidente, la professeur Julia Kristeva. Ce prix qui célèbre “la liberté des femmes” porte le nom d’une penseur et d’une combattante qui a immensément contribué à l’émancipation des femmes et des êtres humains. Aujourd’hui, vous accordez ce prix à une femme chinoise, simple universitaire, qui s’est récemment consacrée à la réalisation de films documentaires indépendants. C’est avec une grande humilité que j’accepte cette fleur venue du ciel.

Le refrain d’une chanson chinoise de l’époque de la guerre anti-japonaise dit : “Au mois de mai, les fleurs éclosent et viennent couvrir le sang des patriotes”. Voilà ce que cette fleur venue de la capitale de la liberté nous dit : la liberté et l’émancipation sont possibles.

Je remercie Simone de Beauvoir

Je remercie la fleur pleine d’esprit qu’elle m’envoie.

Alors que, dans ce nouveau siècle, la neige recouvre la Chine, une fleur vient éclairer notre chemin épineux vers l’honneur.

Le 5 janvier 2010

Traduction de Gilles GUIHEUX et XU Shuang

Copyright AI Xiaoming