Rapide portrait d’une artiste engagée, Ai Xiaoming
J’ai rencontré Ai Xiaoming à Paris à l’occasion du festival Shadows organisé par une de mes étudiantes. J’en ai alors profité pour la convier à donner une conférence qui a enthousiasmé le public. Je l’ai revue à Hong Kong à l’occasion du premier festival du cinéma documentaire chinois indépendant où elle a obtenu le premier prix avec son collègue et ami Hu Jie.
Ai Xiaoming fait partie du groupe des « intellectuels publics » (gonggong zhishifenzi), comme on dit aujourd’hui en Chine. En fait, dans la tradition française, et notamment celle de Simone de Beauvoir, on pourrait la qualifier d’ « intellectuelle engagée », en ce sens qu’elle n’hésite pas à intervenir dans le débat public. Elle n’est pas engagée dans un combat douteux pour une utopie radieuse, mais très simplement et très courageusement dans une lutte au jour le jour pour la défense des droits des femmes et des hommes de Chine victimes d’injustices criantes. Elle intervient par l’écrit ou la parole, que ce soit sur Internet ou en répondant à des interviews, mais depuis six ans environ, elle le fait surtout à travers les films documentaires qu’elle réalise, seule ou en collaboration avec le réalisateur indépendant Hu Jie, qui a été son initiateur en la matière. En ce sens, il faudrait plutôt parler d’elle comme d’une « artiste engagée ».
Elle revendique en effet son attachement à l’art cinématographique. Pour elle, l’image est supérieure au concept, par la charge d’émotion qu’elle porte, par la vérité des visages dont les expressions témoignent mieux que toutes les paroles des motivations et des sentiments des gens. Et les émotions sont forcément très présentes, car Ai Xiaoming va toujours enquêter sur les thèmes les plus douloureux et les plus socialement significatifs, qu’il s’agisse des violences faites aux femmes, des paysans victimes du sang contaminé, des villageois à qui le droit de se débarrasser légalement d’un cadre corrompu est refusé ou de parents d’enfants victimes des écoles en carton-pâte (ou « fromage de soja ») lors du tremblement de terre du Sichuan. Cette enseignante à l’allure plutôt frêle et douce se rend sur place dans les endroits les plus « sensibles » pour comprendre et faire comprendre. Nous sommes alors plongés dans des décors et des vies que nous n’aurions jamais pu imaginer, avec leur singularité, leurs spécificités de type ethnologique parfois, mais à travers elles, nous découvrons l’évidence de sentiments humains qui nous touchent et qui nous font comprendre les situations dramatiques et les injustices vécues par ces personnes.
En réalisant et en diffusant de façon totalement indépendante ces documentaires, Ai Xiaoming cherche à s’affirmer en tant que citoyenne et à aider les autres à être aussi des citoyens et non des sujets obéissants ou des consommateurs passifs. Ce mouvement du documentaire indépendant est souvent lié à celui de défense des droits (weiquan) dont font partie Guo Jianmei et beaucoup d’autres avocats. Tous ces intellectuels engagés visent la formation d’une véritable société civile qui pourrait affirmer son existence et sa dignité face au pouvoir politique. Ce combat commencé depuis la mort de Mao est difficile et a subi de nombreux revers. Malgré tout, il progresse lentement, grâce au courage de certains citoyens et à l’effritement de la peur. Mais, pour que ses progrès soient irréversibles, il est essentiel qu’existe une mémoire sociale. Les documentaires d’Ai Xiaoming ont justement l’ambition de contribuer à cette mémoire. Dans une interview de juillet 2008, elle disait :
« La mémoire sociale est une condition essentielle pour l’établissement des valeurs. Lorsqu’une société se prépare à régler des problèmes, elle a particulièrement besoin de la mémoire ; lorsqu’elle n’a pas l’intention de régler les problèmes, elle a besoin d’oubli. Une société dans laquelle des changements sont en fermentation a besoin de revisiter son histoire, afin d’éclaircir ses propres valeurs, de se fixer des objectifs et de reconstruire l’imaginaire collectif. Mais quand elle n’est pas dans cet état d’esprit, ceux dont la fonction est d’enregistrer la réalité peuvent apparaître comme des ennemis. Pour certaines personnes vous devenez des trouble-fête. Elles veulent endormir les gens et vous les réveillez, elles ont besoin de cacher et vous montrez. Le conflit est alors aigu. Vous pouvez écrire sans vous rendre sur place. Ce n’est pas le cas quand vous filmez. Quand vous sortez la caméra, la situation peut être dangereuse, vous pouvez devenir la cible d’attaques.» Ai Xiaoming explique que la situation est d’autant plus délicate que les victimes, qui sont incapables de se défendre par elles-mêmes contre des despotes locaux, souhaitent particulièrement que vous les aidiez en témoignant pour elles. Or, aider les autres à défendre leurs droits est un devoir naturel. Ai Xiaoming concluait donc : « Je souhaite que l’Etat, comme le prévoit la Constitution, ‘respecte et protège les droits de l’Homme’. Ainsi, quand nous protègerons ces droits, nous pourrons jouir du plaisir d’aider les autres, sans avoir besoin d’un courage particulier. » (Tianxia, 11/7/2008)
Hélas, il faut un courage particulier aujourd’hui en Chine, pour faire ce que fait Ai Xiaoming, et il y a un prix à payer. Sans parler des risques de violence de la part des nervis employés par des cadres locaux (comme on le voit dans Taishicun), le fait d’être sous le regard constant de la police politique est assez pénible. Dans la même interview, Ai dit qu’elle a cessé d’écrire un journal intime ou de noter ses souvenirs de voyages, tout simplement parce qu’elle n’a pas envie de faire un rapport aux services spécialisés. C’est aussi lassant de découvrir que certains e-mails ont déjà été lus quand vous les recevez ou qu’ils ont été effacés. Mais, c’est un prix qu’Ai Xiaoming est prête à accepter si elle peut continuer à faire ce qui est sa passion, réaliser des films documentaires.
Certains occidentaux, y compris certains sinologues, vous diront que « le Chinois », de par sa culture, ne s’intéresse pas comme nous à la liberté, qu’il s’accommode fort bien d’un régime autoritaire. Si tel était le cas, on ne voit pas pourquoi le pouvoir devrait faire croupir pendant onze ans en prison un intellectuel, Liu Xiaobo, qui n’a fait que proposer avec d’autres un projet abstrait de libéralisation politique, la Charte 08 imitée de la Charte 77. On ne voit pas pourquoi il devrait interdire à Ai Xiaoming de se rendre à l’étranger en arguant d’un article de loi faisant référence à un « risque pour la sécurité du pays ». Ai Xiaoming n’est pas une terroriste, c’est une femme très ordinaire et tout à fait non violente, mais qui défend avec talent et courage des valeurs universelles qui n’ont pas besoin de passeports pour franchir les frontières. Aujourd’hui, grâce à ses films, elle est présente parmi nous et je lui adresse mon salut amical, qu’elle entendra certainement.
Michel Bonnin