mardi 16 février 2010

Ouvrir les yeux les uns sur les autres

« Ouvrir les yeux les uns sur les autres.

Texte écrit avant la projection »

AI Xiaoming

[Mme AI est lauréate du Prix Simone de Beauvoir 2010. Une rencontre était organisée le 12 janvier 2010 à l’Université Paris Diderot. Ne pouvant être présente sur place, Mme AI a fait parvenir ce texte]

J’ignore quel film a été projeté. Depuis 2004, je collabore avec le producteur indépendant Hu Jie et ensemble nous avons réalisé plus d’une dizaine de films documentaires qui portent sur la société chinoise contemporaine, la situation des femmes et les mouvements de défense des droits. Mais au moment d’écrire ce texte, j’ai pensé à autre chose.

En 2005, alors que j’étais à la recherche de la bande-son du film documentaire “Jardin du paradis” (Tiantang huayuan), j’ai lu le texte d’un musicien, Yang Dian, joueur de guzhen. Ce texte, qui m’a fait une forte impression, est intitulé “Chronique d’une cithare ensanglantée”. Selon Yang Dian, dans la Chine ancienne, à l’époque impériale, les plus grands musiciens s’opposaient à l’usage de la violence par le souverain ; ils s’opposaient de toute leur force jusqu’à devenir des martyrs. L’âme de l’instrument, c’est l’esprit de ces musiciens héroïques qui n’ont eu peur de rien et ont osé emprunter les chemins de la liberté.

Dans ce documentaire “Jardin du paradis”, une mère cherche la douloureuse vérité au sujet de sa fille qui a été violée jusqu’à la mort. Face au corps meurtri de sa fille, son coeur est détruit ; la douleur qu’elle éprouve est inhumaine. Pour conserver le corps, elle prépare elle-même la solution de formol. Au moment où le film s’achève, les suspects ont été acquittés, mais doivent verser la somme de 59 399,5 yuans au titre de compensation. Une décision éminemment contradictoire !

C’est cette même année que se produit l’affaire Sun Zhigang qui conduit à la modification de la loi chinoise[1]. Dans l’affaire Huang Jing [qui est le sujet du documentaire. NDT], la victime est une femme. De très nombreuses féministes se sont impliquées dans la campagne associée à cette affaire. Mais, aujourd’hui, si vous interrogez les étudiants chinois, la plupart ignorent la campagne courageuse qui a été menée, et qui d’ailleurs a finalement échoué.

Une première explication tient au fait que nous luttions pour l’égalité sociale par le moyen d’un mouvement de citoyens. Nous n’avions pas accès au système des connaissances juridiques.

Une seconde explication tient au fait que les cas de violation du droit des femmes sont nombreux et parfois bien plus graves, ou à une plus grande échelle que l’affaire Huang Jing. De sorte qu’il est difficile de focaliser l’attention des gens sur un seul cas.

Ce qui m’a encouragé à choisir la voie du documentaire, c’est ce cas précis de violence faite à une femme. L’idée que j’ai toujours à l’esprit est la suivante : ouvrir nos yeux les uns sur les autres.

Il nous faut voir.

Voir comment la vie d’un être humain peut ainsi être outragée.

Voir que l’on peut mourir sans sépulture parce que la justice n’est pas égale pour tous et que l’on néglige les violences faites aux femmes.

Dans cette partie du documentaire, j’utilisais la pièce de guqin intitulée “Hujia shiba pai” [pièce du répertoire classique en 18 mesures. NDT] pour souligner la douleur d’une mère qui a perdu sa fille. Mais cela n’est qu’un aspect. L’âme de ce documentaire, c’est le combat pour la justice sociale engendrée par la douleur. Le sang et la cithare, le documentaire et l’art entretiennent des relations inséparables.

En septembre 2005, j'ai filmé “Le village de Taishi” (Taishicun), une oeuvre consacrée aux élections dans un village de la province du Guangdong. Cette fois-ci, à nouveau, je ne savais pas que le film allait progressivement changer le cours de ma vie. Après sa réalisation, on m’a interdit de me rendre à l’étranger, puis, l’on m’a interdit de me rendre devant mes étudiants. Plusieurs des plus célèbres universités chinoises ne m’ont pas autorisée à donner des conférences. On a interdit à certains festivals de films indépendants de projeter mes oeuvres.

De tout cela, je ne me plains pas. Parce qu’en Chine, de nombreux auteurs et documentaristes ont connu très tôt un sort équivalent. Pour ma part, j’ai eu vraiment beaucoup de chance car avant de réaliser des films documentaires, pendant plus de vingt ans, j’ai été professeur d’université. J’ai eu de multiples opportunités d’échanges, de formation à la recherche universitaire. Et ces expériences m’ont donné l’énergie nécessaire pour me lancer dans le domaine du documentaire.

Je voudrais également dire que je suis particulièrement reconnaissante à la vie de m’avoir permis de devenir documentariste. Cela m’a appris à voir, à partager, à comprendre : dans notre société, qui est dure, les femmes supportent des douleurs que l’on a du mal à imaginer.

Dans le film “Chronique des plaines centrales” (Zhonggyuan jishi), des femmes du Henan, à cette époque à cause du développement à cette époque de ce qu’on a appelé “l’économie du sang”, ont donné leur sang, et ont été infectées par le VIH.

Dans “La maison des soins et de l’amour” (Guanai zhijia), des femmes et des enfants sont infectés à la suite d’une transfusion à l’hôpital au moment de la naissance.

Dans le film “Nos petits enfants” (Women de wawa), parce que [lors du tremblement de terre du Sichuan] leurs enfants ont été enterrés sous les décombres d’écoles construites en carton-pâte. Au comble de leur désespoir, les parents perdent l’envie de vivre. Moi-même, je n’aurais pas eu la force d’affronter tout cela. Pendant que j’éditais le film, je ne pouvais pas m’arrêter de fondre en larmes.

Toutefois, en filmant, pendant le montage, j’ai également vu beaucoup d’autres réalités. J’ai été témoin de situations qui m’ont encouragée et qui m’ont enthousiasmée : l’émergence de la passion et de l’action pour la demande des droits. Un proverbe chinois dit : au bord du précipice de la mort, on retrouve la faculté de vivre. Dans de nombreuses situations extrêmes, nous voyons des femmes dotées d’une vitalité et d’une créativité sans précédent. Que ces femmes soient des intellectuelles comme le professeur Gao Yaojie[2], de simples volontaires comme ceux qui figurent dans les “Une enquête citoyenne” (Gongming diaocha [dernier documentaire de Mme AI]), ou qu’il s’agisse des mères des enfants disparus dans notre film réalisé sur le tremblement de terre du Sichuan.

De mon point de vue, le combat pour les droits incarne l’âme du peuple chinois d’aujourd’hui. C’est là qu’est l’espoir de cette société. Le combat pour les droits doit être la pierre angulaire de l'art contemporain chinois.

Le cinéma a été inventé en France, il y a un siècle. Selon moi, si Simone de Beauvoir avait eu une caméra et avait réalisé des films, l’histoire de l’émancipation des femmes aurait été différente. Nous aurions pu nous rencontrer et nous stimuler l’une l’autre. Aujourd’hui, la diffusion de la technologie rend cela possible, permet que nous nous rencontrions ici.

Je remercie cordialement les organisateurs de la projection d’aujourd’hui, je remercie les spectateurs, je vous remercie, par l’intermédiaire de mes documentaires, de vous être intéressés à l’histoire de la lutte que mènent les femmes chinoises pour la conquête de leurs droits.

Traduction Gilles GUIHEUX

Copyright AI Xiaoming



[1] Sun Zhigang, jeune homme de 27 ans, diplômé de l'université de Wuhan, est mort le 20 mars 2003 dans un centre de détention (收容所 Shourongsuo). L'affaire avait alors fait les gros titres de la presse nationale. Sun, qui travaillait à Canton, avait été arrêté au titre du fait qu’il ne portait pas sur lui son permis de résidence (hukou). Le président Wen Jiabao annonça le 20 juin 2003 que les centres de détention seraient remplacés par des simples mesures pour assister les vagabonds et les mendiants (NDT).

[2] Gao Yaojie (耀 née1927) est une médecin gynécologue particulièrement active dans la défense des droits des malades ayant contracté le virus du Sida dans la province du Henan (NDT).