vendredi 10 septembre 2010

Pour Sakineh

Chère Sakineh
Sachez-le, Paris se mobilise pour vous avec 100 autres villes dans le monde.

     Est-il besoin de vous le dire ? Simone de Beauvoir, si elle était encore en vie, aurait réagi comme nous toutes et tous avec la plus forte indignation pour dénoncer le sort barbare que l’on veut vous faire subir. 
     Qui aurait cru il y a 40 ans alors que le MLF manifestait pour la première fois en France, qu’en 2010 une femme pourrait encore être condamnée à être lapidée et que le « relativisme culturel », le « retour du religieux », prendraient le pas sur l’universalisme des droits ?
      Si nous vous parlons de cette époque lointaine c’est que par le hasard du calendrier, cette semaine, sur un même lieu à Paris,  se succéderont  deux événements  qui donnent à réfléchir sur la fragilité des acquis en matière de droit des femmes. Le 26 août des militantes féministes s’apprêtent à  célébrer l’anniversaire de la première manifestation du MLF en rebaptisant la Place du Trocadéro « place du droit des femmes et des hommes ». Deux jours plus tard, le samedi 28 août à 12h, sur cette même place-  si justement rebaptisée - aura lieu le rassemblement  qui est organisé pour vous apporter notre soutien (1).
       Alors que les grands de ce monde se mobilisent pour empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire, nous voulons par notre présence ce jour-là leur rappeler que vous attendez dans le couloir de la mort depuis plusieurs années une exécution par votre lapidation. Vous n’êtes d’ailleurs   pas la seule condamnée : selon les nouvelles des militantes des droits des femmes en Iran, au moins une dizaine d’autres femmes attendent en prison ce châtiment barbare. A l’intérieur du pays, les féministes ont lancé en 2006 une campagne contre la lapidation : stop stoning  forever.    
      Si les chancelleries et les Nations Unies se montrent si  discrètes vis-à-vis de votre cause, c’est qu’à leurs yeux, entre le nucléaire et une affaire de « compassion humanitaire», les enjeux ne sont pas comparables. Pourquoi irriter Téhéran sur un sujet de politique intérieure alors qu’on attend de lui qu’il soit plus conciliant et respectueux des résolutions du Conseil de Sécurité ?
      Ceux qui tiennent les rennes du pouvoir préfèrent s’en remettre, pour  ce type de sujet, aux associations  ou à des intellectuels. Il y a bien eu, entre autres, le président du Brésil, ami de Téhéran, qui,  poussé par les associations féministes, a osé  se faire leur porte-parole, tout en notant qu’il respectait les lois des autres pays, il s’est dit prêt, « si  ça pouvait rendre service », à vous accueillir dans son pays. Au total ce petit accroc a été mis sur le compte du  côté « sentimental » du personnage, et on a essayé de ne plus en parler.      
        Chère Sakineh, il faut garder espoir, pour vous et pour ce que vous représentez.
       Peut-être que la mobilisation suscitée par la torture qui vous est, dès à présent imposée, fera comprendre à la diplomatie internationale que l’humanité ne sortira pas de l’obscurantisme tant qu’on lapidera des êtres humains. Peut-être aussi, les pays amis de l’Iran, ceux qui voient dans ses réussites technologiques de Téhéran la preuve de son développement, réaliseront-ils que le développement d’une nation se mesure davantage au respect du droit des personnes. Peut-être enfin, les Nations Unies se décideront-elles à poser des conditions à l’admission des pays dans certaines instances comme le Comité sur la condition de la Femme, où l’Iran vient de faire son entrée « par acclamations », selon la formule consacrée.
         Courage Sakineh, vous n’êtes plus seule !


Jury du Prix Simone de Beauvoir Pour la liberté des femmes :

Présidé par JULIA KRISTEVA et SYLVIE LE BON DE BEAUVOIR (Présidente d’honneur), le Jury international du Prix 2010 est composé de : ELISABETH BADINTER, Philosophe, GÉRARD BONAL, Écrivain, ANNIE ERNAUX, Écrivain, CLAIRE ETCHERELLI, Écrivain, MADELEINE GOBEIL-NOEL, Ancienne Directeur des Arts à l’Unesco, LILANE KANDEL, Sociologue, AYSE KIRAN, Docteur Université de Haceteppe, Ankara, Turquie, CLAUDE LANZMANN, Écrivain et directeur de la revue Les temps Modernes, BJORN LARSSON, Écrivain, professeur à l’Université de Lund, Suède, LILIANE LAZAR, Simone de Beauvoir Society, Etats-Unis, ANNETTE LÉVY-WILLARD, Journaliste à Libération et écrivain, ANNE-MARIE LIZIN, Sénatrice, Présidente du Conseil des femmes de Wallonie, Belgique, KATE MILLETT, Écrivain, artiste peintre et sculpteur, Etats-Unis, YVETTE ROUDY, Ministre des Droits de la femme de mai 1981 à 1986, DANIÈLE SALLENAVE, Écrivain, JOSYANE SAVIGNEAU, Journaliste au Monde, ALICE SCHWARZER, Écrivain, Allemagne, ANNIE SUGIER, Présidente de la Ligue Internationale du droit des femmes, LINDA WEIL-CURIEL, Avocate, ANNE ZELENSKY, Ecrivaine. Présidente de la Ligue du droit des femmes, co-fondée avec Simone de Beauvoir


(1) Appel à manifestation à Paris place du Trocadéro initié par la Ligue du Droit International des Femmes, le Mouvement Pour la Pais et Contre le Terrorisme, et Ni Putes Ni Soumises 28/8 à 12h au Trocadéro dans le cadre de l’opération « 100 villes pour Sakineh » lancé par « One Law for all » en GB ( www.onelawforall.org.uk )


LE FEMINISME AU RENDEZ-VOUS DE LA SOLIDARITE AVEC LES FEMMES IRANIENNES

Hier et aujourd’hui :
le féminisme au rendez-vous de la solidarité
avec les femmes iraniennes[1]

Chahla Chafiq, écrivaine[2]

La lutte des femmes iraniennes face au régime islamiste d’Iran a été soutenue, dès ses premiers pas, par des féministes françaises : en mars 1979, un comité présidé par Simone de Beauvoir a envoyé une délégation en Iran pour dire haut et fort son soutien aux grandes manifestations de femmes contre le port du voile imposé dans les lieux de travail par Khomeiny arrivé au pouvoir depuis à peine un mois. Défiant la haute autorité religieuse, des milliers de femmes sont aussitôt descendues dans la rue pour crier : « Nous n’avons pas fait la révolution pour revenir en arrière ! ». Aux troupes des hezbollah (appellation née en Iran) qui les menaçaient en les traitant de suppôts de l’étranger, elles répondaient : « Ni voile, ni raclée ! », « Ni orientale, ni occidentale, la liberté est universelle ! »
Cette lutte et d’autres combats menés par les femmes iraniennes contre l’instauration du régime khomeyniste on été réprimés, et le voile est aujourd’hui obligatoire dans tous les espaces publics. Des masses de militants du Hezbollah ont été mobilisées pour assurer la répression contre celles et ceux qui n’acceptaient pas leurs ordres. Des femmes hezbollah participèrent activement à cette répression. Les islamistes leur promettaient une émancipation « authentique » qui leur offrirait une « place digne » dans une « société juste et chaste », érigée par la loi islamique.
Trois décennies plus tard, l’expérience iranienne nous enseigne la réalité de ce projet : une société cruellement marquée par l’injustice, la corruption et le désespoir. L’an dernier, les manifestations de millions de femmes et d’hommes dans les rues de la capitale et des grandes villes iraniennes exprimaient une révolte populaire qui fut étouffée dans le sang, la torture et la prison, comme toutes les protestations des dernières décennies. Cette révolte eut un symbole : le beau visage de Neda, jeune étudiante de 24 ans, tuée dans une manifestation pacifique par des agents en civil.
Aujourd’hui, c’est la figure de Sakineh, condamnée à la lapidation pour adultère, qui traduit la cruauté (et la dissymétrie) du contrôle patriarcal qu’impose l’islamisme aux femmes. Il faut savoir qu’en Iran les hommes ont droit à de multiples épouses et jouissent, par la polygamie et le mariage temporaire, d’une certaine marge de liberté sexuelle (interdite bien entendu aux femmes). De même, un homme condamné à la lapidation pour adultère est enterré jusqu’à la ceinture, ce qui lui laisse une occasion de se dégager et d’échapper à la mort. - dans ce cas, la loi prévoit en effet la libération du condamné. Les femmes, elles, sont enterrées jusqu’au cou : rien ne leur permettra d’échapper à la barbarie des jeteurs de pierre.
La tragédie de Sakineh témoigne du drame social, culturel et politique de ce pays qui infériorise les femmes, alors que leur présence sociale et culturelle défie énergiquement l’ordre dominant. Ainsi, le mouvement féministe vit un épanouissement exceptionnel, malgré une répression constante et implacable. La campagne « Un million de signatures pour l’abolition des lois discriminatoires envers les femmes » a mobilisé un nombre très important de jeunes, femmes et hommes : leur slogan « Changement pour l’égalité » réaffirme l’universalité des droits des femmes. Leurs voix rejoignent ainsi celles des femmes qui criaient leur révolte dans les rues de Téhéran il y a trente ans.
La lutte des femmes iraniennes pour la liberté et l’égalité, relie les générations d’hier et d’aujourd’hui, le féminisme iranien et le féminisme français. Et c’est avec enthousiasme que les militant-e-s iranien-ne-s ont accueilli le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes qui leur a été décerné en 2009.
Il faut rappeler enfin qu’une campagne contre la lapidation a été lancée dès 2006 en Iran par des féministes. Les militant-e-s ont parcouru les tribunaux pour enregistrer des témoignages, et dénoncé le sort tragique réservé aux condamn-é-s. Des féministes iraniennes en exil se sont également mobilisées pour cette cause.
Que le soutien international s’amplifie pour empêcher la mise à mort de Sakineh Mohammadi Ashtiani et de toutes les personnes menacées aujourd’hui dans leur vie par l’application de la charia.
Que ce soutien perdure pour défendre la lutte des femmes et des hommes iraniens en faveur de la liberté, de l’égalité et de la démocratie.


[1] Texte lu le 26 août 2070 lors de la commémoration, sur l’Esplanade des Droits de l’Homme, de la première manifestation publique du MLF, le 26 août 1970, à l’Arc de Triomphe.