mardi 16 février 2010

Discours de remise du Prix Simone de Beauvoir

Discours de remise du Prix Simone de Beauvoir

Par Julia Kristeva

Le 11 janvier 2010, Les Deux-Magots

Puisque les « chances de l’individu » ne se définissent pas en termes de bonheur mais en termes de liberté » ; puisque « nous sommes libres de transcender toute transcendance, mais [que] cet ‘ailleurs’ est encore au sein de notre condition humaine » ; puisque la liberté elle-même, en raison des ambiguïtés et des risques qu’elle entraîne « doit contester en son propre nom les moyens dont elle use pour se conquérir » ; puisque, enfin, la liberté bouscule les codes communautaires et ne se conjugue qu’au singulier, « Pour que ce monde ait quelque importance, pour que nos entreprises aient un sens et méritent des sacrifices, il faut que nous affirmions le sens de la dignité de chaque homme, [de chaque femme], pris un à un [une à une]… », écrit Simone de Beauvoir.

Et bien que la dignité, la créativité et les droits des femmes progressent dans les démocraties avancées, mais sont encore loin d’être respectés comme une valeur universelle (la « cause nationale », récemment proclamée en France contre la « violence faite aux femmes » en est la preuve) ;

Force est de reconnaître que le curseur du combat pour les droits des femmes se déplace désormais dans les pays en voie de développement et les pays dits émergeants.

Conscient de cette donnée qui est en passe de devenir décisive pour l’avenir des droits de l’homme dans la globalisation, le Jury du Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes (financé par les Editions Gallimard, CulturesFrance et le Centre National du Livre, et doté de 30 000 euros) a attribué le Prix 2008 à Mmes Taslima Nasreen et Ayaan Hirsi Ali, deux femmes condamnées à mort par les intégristes islamistes ; et le Prix 2009 à l’ONG « One million signatures », mobilisée pour réunir un million de signatures en faveur des droits des femmes en Iran, et qui fut remis à la grand poétesse iranienne Mme Simim Behbahani.

Le prix 2010 est attribué à deux femmes chinoises : Mmes AI Xiaoming et GUO Jianmei.

Le Jury avait déjà arrêté sa décision lorsque nous avons appris que le dissident Liu Xiaobo, écrivain et ancien professeur à l’université, un des auteurs de la Charte 08 pour les Droits de l’homme, vient d’être condamné à 11 ans de prison. Dans ce contexte AI Xiaoming et GUO Jianmei ont la ténacité et le génie de poursuivre patiemment et avec détermination leur action pour les droits des femmes. En leur remettant cette distinction, le jury entend contribuer à mobiliser la solidarité internationale, pour réaffirmer le droit des femmes, garantir la protection de celles qui luttent aujourd’hui au risque de leurs vies, et défendre à leurs côtés les idéaux d’égalité et de paix.

Il convient de rappeler que Simone de Beauvoir fut parmi les premiers intellectuels occidentaux à visiter la Chine en septembre-octobre 1955, La Longue Marche étant publié chez Gallimard en 1957. Reportage sur le vif et essai d’explication d’un pays mystérieux et en plein développement, que l’auteur salue avec enthousiasme, le livre de Beauvoir est-il un « voyage en utopie », une ruée vers une nouvelle Terre promise après les déceptions du communisme soviétique, voire de l’Occident dans son ensemble? Le pathos de Beauvoir le laisse penser. Pourtant, sans avoir les moyens linguistiques, ethnologiques et anthropologiques propres à élucider les particularités du continent chinois, il semble que l’écrivain se donne un seul objectif : celui de nous léguer un grand point d’interrogation à l’endroit de cette altérité émergeante, de nous transmettre sa propre solidarité passionnelle avec « ceux qui luttent durement pour édifier un monde humain ». Afin que nous continuions à penser, aimer et interroger dans notre propre « longue marche » à nous.

Vous comprenez donc que le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2010 décerné aujourd’hui à Mmes Ai et Guo est une reconnaissance des réalisations et de la créativité des femmes chinoises, mais aussi un signal envoyé à celles et ceux qui, hors de Chine, suivent avec une immense solidarité leur combat pour le droit des femmes et des hommes. Le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2010 enfin, est un message à nous autres, intellectuels et politologues, femmes et hommes du monde globalisé, qu’il invite à mieux connaître, pour mieux les interpréter, les spécificités de la civilisation chinoise toujours énigmatiques pour notre raison métaphysique. Il nous reste à nous aussi une « longue marche » à accomplir, que la génération après Simone de Beauvoir a entreprise, à ses risques et périls, et dont j’essaierai de témoigner, avec d’autres, à la conférence-débat qui se tiendra à l’Université Paris Diderot, le 12 janvier à 17h. Pour éviter de figer ces particularités chinoises en Terre promise, et de les brandir en guise d’excuses faciles et de démission irresponsable face aux crimes contre les libertés fondamentales ; pour éviter aussi de négliger la diversité chinoise, comme le font ceux qui tentent d’imposer de l’extérieur nos conceptions de la démocratie et des droits de l’homme et de la femme ; mais pour travailler ensemble, avec les femmes et les hommes de cette grande puissance de demain et déjà d’aujourd’hui, comme Xiaoming Ai et Jianmei Guo ; pour mieux promouvoir ces droits universels, qui ne sont jamais mieux à la portée de tous que s’ils prennent en considération chaque civilisation, chaque individu et le moment précis de leur histoire concrète.

Julia Kristeva